Possible (1)

Comme je vous l’ai promis, je vous offre en quatre parties la nouvelle “La dernière révolte” extraite de “L’arbre des possibles et autres histoires” de Bernard Werber. J’espère que l’auteur me pardonnera de livrer ainsi quelques-unes de ses pages ce qui, par ailleurs, vous incitera peut-être à en lire d’autres. Cette nouvelle est de la même veine que “Soleil vert“.

La dernière révolte

– “Tu crois que ce sont eux ?” La sonnette avait égrené ses trois notes. Papi Frédéric et Mamie Lucette se terraient comme des animaux apeurés.

– “Non, non. Nos enfants ne les laisseraient jamais venir.”

– “Seb et Nanou ne nous ont pas donné de nouvelles depuis trois semaines. Il paraît que les enfants font toujours ça avant que le CDPD arrive.”

Les deux retraités se collèrent à la fenêtre et reconnurent le grand bus grillagé du CDPD, le fameux Centre de Détente Paix et Douceur. Le sigle était clairement affiché sur le véhicule, ainsi que le logo de ce service administratif : un fauteuil à bascule, une télécommande et une fleur de camomille. Des préposés en uniforme rose en sortirent, l’un d’eux dissimulant de son mieux le grand filet servant à attraper les retraités récalcitrants.

Fred et Lucette se serrèrent l’un contre l’autre. Fred frémissait de colère : leur propre progéniture les avait donc abandonnés. Leurs enfants bien-aimés les avaient dénoncés au CDPD. Jusqu’à ce jour, Fred aurait juré la chose impossible. Pourtant, il savait que ce comportement devenait de plus en plus répandu. Depuis quelques années, les militants anti-vieux se faisaient moins discrets. Le gouvernement avait d’abord soutenu les anciens, du bout des lèvres, puis les avait bien vite livrés à la vindicte populaire. Aux actualités du soir, un sociologue avait démontré que l’essentiel du déficit de la Sécurité sociale était imputable aux plus de soixante-dix ans. Puis les politiciens s’étaient engouffrés dans la brèche : ils accusaient les médecins de prescrire des médicaments trop facilement, leur reprochant de prolonger la vie à tout prix pour conserver leur clientèle sans se soucier de l’intérêt général. Très vite, les choses n’avaient fait qu’empirer. Des réductions budgétaires drastiques avaient succédé aux analyses.

En premier lieu, le gouvernement interrompit la fabrication de cœurs artificiels. Puis l’administration gela les programmes régissant la mise au point de peau, de reins et de foies de remplacement. « Pas question que nos vieillards se transforment en robots immortels », avait déclaré le président de la République à l’occasion de son allocution de Nouvel An. « La vie a une limite, il faut la respecter. » Et il avait expliqué que troisième et quatrième âges consommaient sans produire, obligeant ainsi l’État à décréter des taxes impopulaires et donnant de plus une image rétrograde de la société française. En bref, il devenait clair que tous les problèmes économiques du pays étaient liés à la prolifération des personnes âgées. Chose étrange, nul n’avait relevé que ces propos émanaient d’un homme de soixante-quinze ans dont les « performances » étaient largement dues à une vigilance médicale de pointe. Après ce discours, le défraiement des médicaments et des soins avait été restreint pour les plus de soixante-dix ans. A partir de soixante-quinze ans, on ne remboursait plus les anti-inflammatoires, à partir de quatre-vingts ans, les soins dentaires, à partir de quatre-vingt-cinq ans, les pansements gastriques, à partir de quatre-vingt-dix ans, les analgésiques. Toute personne dépassant les cent ans n’avait plus droit à aucun acte médical gratuit.

La tendance plut aux publicitaires qui emboîtèrent le pas aux politiciens avec une campagne « antivieux » qui fit date. Premier slogan illustrant une nourriture pour chiens : « Flicky, la pâtée dont rêve votre grand-père. » Elle représentait un chien montrant les crocs à un vieillard qui tentait de lui dérober son écuelle. Pendant ce temps, le ministère de la Santé placardait une affiche : « Soixante-cinq ans ça va, soixante-dix ans bonjour les dégâts ! » Peu à peu, l’image de la vieillesse fut associée à tout ce que la société produisait de négatif. La surpopulation, le chômage, les taxes : la faute aux anciens qui « refusent de quitter le manège une fois leur tour de piste terminé ». Il n’était pas rare de trouver aux portes des restaurants la pancarte : ENTREE INTERDITE AU PLUS DE 70 ANS. Plus personne n’osait prendre leur défense, de crainte d’apparaître comme un réactionnaire.

Le carillon de la porte résonna encore. Fred et Lucette eurent un haut-le-corps.

– “N’ouvrons pas, ils croiront que nous sommes absents”, murmura Fred, qui ne maîtrisait plus ses tremblements. De la fenêtre du premier étage, Lucette apercevait maintenant à l’intérieur du véhicule grillagé les Foultrant, un couple de voisins avec lesquels ils jouaient régulièrement au gin-rami le samedi après-midi. Eux aussi avaient donc été abandonnés par leurs enfants. –  “Ouvrez, on sait que vous êtes là !” Le préposé muni du filet à vieux cognait à grands coups dans la porte d’entrée. Ils se pelotonnèrent l’un contre l’autre. Aux coups de poing rageurs succédèrent les coups de pied. Dans leur cage grillagée, les Foultrant baissaient la tête. Ils regrettaient de n’avoir pu avertir les autres. Le samedi précédent encore, Fred et Lucette leur avaient rendu visite. La conversation avait roulé sur les lois anti-troisième âge. Selon eux, le CDPD n’était pas le pire. Les Foultrant affirmaient que certains enfants partaient même en vacances en attachant leurs vieux aux arbres pour ne pas avoir à les emmener. Et ils restaient là plusieurs jours sans manger, abandonnés aux intempéries. – “Que se passe-t-il dans ces centres ?” avait demandé négligemment Lucette. Mme Foultrant avait paru épouvantée. -“Personne ne le sait. Une publicité prétend qu’on nous fait voyager, qu’ils nous organisent des excursions en Thaïlande, en Afrique, au Brésil”. M. Foultrant avait ricané : “Pure propagande officielle. Je ne vois pas pourquoi l’État, qui estime que nous lui coûtons trop cher, nous paierait en plus des vacances exotiques. Pour ma part, j’ai mon idée là-dessus et elle est bien moins optimiste. Là-bas, c’est tout simple, ils nous… piquent.” – “Qu’entendez-vous par là ?” – “Ils nous administrent une piqûre empoisonnée pour se débarrasser de nous.”

(à suivre)

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2 réflexions sur « Possible (1) »

  1. c’ est un livre de circonstance, et si les vieux ne votaient pas, il y a longtemps que les politiques les auraient rejetés !
    Le monde moderne, c’ est aussi la fin de la mère au foyer, et des grands parents vivant chez leurs enfants !
    Je me souviens d’Attali tenant des propos sur les retraités, qui auraient eu leur place dans ce livre, et pourtant, lui même n’ est pas de prime jeunesse, pas plus que des Badinter ou Juppé toujours en service !
    C’ est peut être l’éducation qui fait la différence !
    Passe un bon dimanche Françoise
    Bisous

  2. vraiment superbe cette nouvelle ! merci chere Françoise, je suis bien sur que dans l’esprit de certains, nous n’en sommes pas loin !! supression des medicaments, la pâtée pour chien, attaché à un arbre par les enfants, le grand filet et … ouf ! la piqure empoisonnée , merci un régal … bon dimanche chere amie, grosses bises

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