Le meurtre des époux Aho-Nienne a choqué toute la Réunion. Et nombreux sont ceux qui ont tenu à rendre un dernier hommage au couple de gérants de la station-service de Grand-Bois, victime d’une sordide agression jeudi dernier, enterré hier après-midi au cimetière de Saint-Pierre.

La cérémonie a commencé à 15 heures hier à l’église de Ravine-Blanche à Saint-Pierre.

Plus de 1 500 personnes, venues de toute l’île, sont venues participer à l’office religieux célébré par le curé de Grand-Bois dont les époux Aho-Nienne étaient des figures historiques.

Le couple est décédé dans des circonstances qui ont indigné l’île. Victime de braqueurs dans la soirée de jeudi, battus à mort avec une barre de fer dans leur cuisine, Odette Chi-Youn Aho-Nienne et son mari Emile, 85 et 92 ans, étaient très appréciés. Famille, amis, clients, tous sont sous le choc.

Le syndicat des exploitants de stations-service a lancé un appel à ses adhérents pour fermer les établissements aujourd’hui en guise d’hommage.

Les agresseurs de Aho-Nienne, deux jeunes couples, ont été placés en détention provisoire hier soir. Ils ont été mis en examen pour vol avec violence ayant entraîné la mort, recel et non dénonciation de crime. Les instigateurs, originaires de Grand-Bois, connaissaient bien leurs victimes. Ils voulaient leur dérober leur argent, qu’ils pensaient entreposé dans un coffre dans leur maison.

Pour se faire, ils ont convaincu leurs nouveaux voisins, aux 19ème Km, de les aider. Rongée par le remords en apprenant la mort de ses deux victimes, la femme qui a assené des coups mortels à l’octogénaire s’était rendue dans la soirée de samedi. Ses trois complices ont été interpellés le lendemain. D’autres arrestations n’étaient pas à exclure hier, selon le parquet, qui soupçonnait l’implication d’autres personnes dans cette sordide affaire.

“Des travailleurs, simples et généreux”

“Maman aurait fêté son anniversaire aujourd’hui…”, nous racontait Marie-Laure Aho-Nienne, fille du couple, qui, malgré la tristesse provoquée par ce drame, avait accepté de raconter l’histoire de ce couple de commerçants connus et respectés dans leur quartier à notre journalistes, Étienne Mvé. “La boutique a vu passer plusieurs générations, sourient fièrement les enfants Aho-Nienne. Les gens venaient de tout Saint-Pierre et de Petite-Île. Et ceux qui sont partis dans tous les coins de la Réunion et ailleurs se souviennent”.

De fait, cette échoppe fut montée par le père d’Émile dès son arrivée de Chine, vers 1910 : “C’était une petite boutique chinoise lontan, on y trouvait de tout”. En tant qu’aîné de sa fratrie, qui compte quatre garçons et une fille, Émile Aho-Nienne reprend les rênes du commerce alors qu’il est âgé d’une vingtaine d’années. “Puis il s’est marié avec notre mère. Elle avait 16 ans et vivait à Saint-Denis. C’était une union arrangée entre deux familles, comme ça se faisait à l’époque”, décrivent Marie-Laure et son frère Jean-Fred. Odette Aho-Nienne, connue sous le nom de “Madame Émile”, participe tout de suite au commerce et fut, au même titre que son mari, un élément essentiel de son expansion. Car la famille est unanime : s’il y a bien un mot qui définit le couple, c’est “travail”. Jeudi dernier, les deux gramounes rentraient d’ailleurs d’une énième journée de labeur lorsqu’ils sont tombés dans ce guet-apens qui leur a coûté la vie.

“7 jours sur 7 pendant 70 ans”

“En plus 70 ans, ils ne se sont jamais arrêtés, confie la famille. C’était 7 jours sur 7 et quasiment 365 jours sur 365. En fait, la boutique ne fermait que le jour du nouvel an chinois, qu’on fêtait tous ensemble. Quand le commerce a commencé à fermer le dimanche après-midi et le lundi matin, c’est uniquement parce qu’une loi l’obligeait. Autrement, ils auraient continué !”.

Ancrée depuis plus d’un siècle dans le quartier de Grands-Bois, la boutique propose des victuailles (riz, viande, boissons…), de la quincaillerie ou encore du tissu. “Il n’y avait que deux boutiques dans le quartier. Il fallait se lever tôt, en même temps que les agriculteurs et les ouvriers de l’usine, témoignent les proches qui ont tous, à un moment ou un autre, également travaillé dans le magasin. Maman était aussi couturière et faisait des vêtements pour les clients. Elle faisait ça le soir ou tôt le matin. Ils se levaient à 5 h, si ce n’était pas à 3 h quand il fallait tuer le cochon ou préparer les sacs de riz”.

Les Aho-Nienne furent ensuite parmi les premiers à vendre de l’essence avec une pompe encore manuelle à l’époque. “Ils ont aussi monté un salon-bal avec salle de spectacle et cinéma”, racontent les enfants et le frère d’Émile, Noël. Un peu plus tard, Émile et Odette tiendront aussi une salle de jeux avec baby-foot, billard et juke-box : “Avant ça, il n’y avait rien pour s’amuser le week-end à Grands-Bois. La boutique a aussi été la première à proposer des glaces en cône ou au sirop. Ils étaient charismatiques et ouverts sur la nouveauté”. Pendant que les clients s’amusaient ou s’offraient des friandises dans leur boutique, le couple Aho-Nienne travaillait encore et toujours. On ne connaît aucun loisir à Émile. Odette, elle, s’est offert quelques voyages pour aller visiter ses enfants. “Mais dès qu’elle reposait le pied à la Réunion, elle repartait directement à la boutique”, rigolent ses proches.

Grâce à cette abnégation, ils ont pu développer leur commerce. Il y a 55 ans, leur boutique en bois devient bâtiment en dur, avec leur logement à l’étage. Puis Émile et Odette achètent des terrains de l’autre côté de la rue. Ils installent alors la station-service – sous l’enseigne Shell à l’époque – en face de l’échoppe. Enfin, il y a dix ans, le magasin traverse également le boulevard pour donner la station-boutique qu’on connaît aujourd’hui. “Papa a fait ça pour préparer l’avenir, même s’il ne parlait pas encore de passer la main malgré ses 92 ans”, sourient les enfants, qui savent ce qu’ils doivent à leurs parents.

“Ils aimaient ce quartier et ses habitants”

Car cette vie de labeur a toujours nourri un seul et unique but, permettre à la famille de mieux vivre. “On est 7 enfants, quatre garçons et trois filles, et ils se sont sacrifiés pour nous payer des études. Et on n’avait pas de bourse à l’époque”, saluent Marie-Laure et Jean-Fred.

Aujourd’hui âgés de 56 à 65 ans, tous ces enfants ont de bonnes conditions. De même pour les générations suivantes composées de 11 petits-enfants et 4 six arrière-petits-enfants. Ingénieurs, informaticiens, cadres dans la santé, élu ou sportifs, les Aho-Nienne font partie de ceux qui font la Réunion. Une réussite gagnée à la sueur du front par un couple qui n’a jamais oublié d’où il venait : “Ils étaient simples et généreux, le luxe ne les intéressait pas. En revanche, ils ne refusaient jamais de faire crédit à un client en difficulté. Certaines personnes en avaient même à l’année et payaient quand ils le pouvaient”. Une conception du commerce désormais rare, à l’instar de ces travailleurs exemplaires…

L’histoire dit aussi qu’Odette, “femme douce qui ne se plaignait jamais”, se plaisait à offrir un bonbon aux enfants du coin quand ils venaient reluquer son étal avec envie. “Ils aimaient ce quartier et ses habitants. Et malgré la difficulté du travail, ils avaient la joie de vivre, concluent les proches. Comment imaginer que ça se finirait comme ça…”

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Puissent Odette et Émile reposer en paix !

Si, pour la population réunionnaise, une nouvelle chasse l’autre (il y a tant d’informations à faire connaître), pour la famille et les proches, même si la vie doit continuer, le chagrin reste bien présent. Le souvenir de ces deux personnes, ainsi que de leur fin atroce, n’est pas près de s’éteindre.

Le procès et la condamnation des sauvages qui ont perpétré ce crime permettront-ils à la famille de se sentir “vengée” ? Ou au contraire, un jugement trop clément fera-t-il redoubler la colère ?

Une dernière question : pourquoi pas un mot dans les médias de métropole au sujet de la mort des époux Aho-Nienne ?

Ce qui se passe ici, sur l’île, n’intéresse en rien les autres Français ?