Grave question

Grave question, oui. J’ai sans cesse des questions en tête. Après Jérémie, le rire, la Bible, Caïn, la Conscience, aujourd’hui : « Pourquoi Bécassine n’a-t-elle pas de bouche ? »

C’est une question que je me suis posée à plusieurs reprises : « Pourquoi Bécassine n’a-t-elle pas de bouche ? » Vous l’avez vue, Bécassine est habituellement dessinée sans bouche…

J’ai cherché des explications et voilà mes conclusions :

1 – Elle ne savait pas parler français. Comme ma grand-mère maternelle qui parlait patois savoyard. A l’époque,  « on » ne reconnaissait pas la langue natale d’un Français de province, pour Bécassine : le breton. Pour convertir à la pratique de la langue nationale, les moyens (sévices) étaient nombreux. Je crois me souvenir que Pierre-Jakez Hélias en parlait dans son livre « Cheval d’Orgueil » ; ma grand-mère m’a raconté aussi quelques méthodes douloureuses d’enseignement. Tous ces paysans, un peu demeurés aux yeux des citadins et surtout des parisiens étaient incapables de communiquer. Constatez vous-même que même la coiffe de Bécassine lui recouvre les oreilles ce qui montre qu’elle n’entend pas bien non plus. (Ceci dit les serviteurs sourds-muets, c’est bien pratique. Zorro a un Bernardo, sourd-muet aussi.)

2 – Pour ne pas protester estimèrent, à une époque, bon nombre de militants bretons. Protester en breton ou en français ? En breton, on ne comprendra pas de toutes façons. En français ? Boff, vous avez vu les dernières manifestations paysannes en France, entend-on les agriculteurs ? Les autres ? J’ai le sentiment que non, chez nous, c’est fini, on n’entend plus les cris de la rue.

3 – Monsieur Émile-Joseph Porphyre Pinchon, le dessinateur, n’aimait sans doute pas les femmes (bavardes ?).

4 – Une simple petite bonne n’avait pas son mot à dire. Travaille et tais-toi. Ça, ma grand-mère me l’a répété à maintes reprises : il fallait savoir se taire (ce qui n’empêche pas de penser). Il fallait se taire devant son père puis devant ses patrons et enfin devant son mari… Le monde du silence, la planète « Taire ».

Ma grand-mère était savoyarde, de la vallée de la Maurienne, et fut «bonniche chez les rupins», il devait bien y avoir un de ses frères ramoneurs au début du XX° siècle, non ? Je n’ai pas le souvenir de cette histoire mais pourquoi pas ?  Paris drainait des populations de province : ramoneurs savoyards, petites bonnes bretonnes et des nourrices en provenance du Nord et de Bretagne, là où la misère pousse les femmes à chercher un emploi. Le Morvan a été un grand pourvoyeur de nounous : « L’élevage humain est la plus grande industrie du Morvan, plus encore, peut-être, que l’exploitation et le flottage du bois», a écrit Victor-Eugène Ardouin-Dumazet dans un de ses ouvrages « Voyage en France ».

Revenons à cette pauvre Bécassine contrainte au silence… C’est en 1905 qu’elle nait, par hasard (et avec elle la BD française) ; elle deviendra héroïne en 1913. De son vrai nom Annaïk Labornez, elle a vu le jour à Clocher-les-Bécasse ; c’est un personnage reconnaissable à sa tenue vestimentaire et au fait qu’elle n’a pas de bouche.

Tout en rondeurs et lisse malgré son âge (108 ans dont 100 de célébrité), son visage est un cercle parfait, ses yeux sont ronds et son nez minuscule. Rien n’est fin chez elle : elle a des mains larges aux gros doigts, des chevilles massives, des sabots aux pieds d’où, sans doute, son extrême maladresse. Pourtant, Bécassine est loin d’être aussi sotte que certains le croient : elle observe le monde avec attention et s’instruit en permanence. Son statut semble souvent plus proche de celui d’une «jeune fille au pair» d’aujourd’hui que celui d’une domestique. Elle évolue : de l’emploi de bonne à celui de nourrice, puis de gouvernante et s’intègre peu  à peu à la famille. Elle profite d’une sorte d’«ascenseur social». Au fil du temps, Bécassine conduit une voiture, parle espagnol, pratique l’alpinisme et la natation, enseigne la lecture aux enfants. Elle découvre plusieurs régions de France, visite les montagnes suisses, fait de l’escalade et se rend «chez les Turcs» et «aux Amériques», prend les paquebots transatlantiques et l’aéroplane, tout ceci avant la deuxième guerre mondiale, à une époque où les loisirs et les voyages étaient réservés à une classe sociale très aisée et à une petite minorité de femmes.

Cependant Bécassine n’est pas une avant-gardiste, ni une féministe, elle démontre que dans des situations difficiles, une femme sait se débrouiller. Elle est dotée d’un grand nombre de vertus que l’on souhaite inculquer aux jeunes filles : respect, obéissance, douceur, sobriété, politesse, charité, pitié… Elle serait bien ennuyeuse si ses créateurs n’avaient pas développé son côté comique, voilà pourquoi Bécassine est aussi «reine de la gaffe» : par exemple, quand elle est nourrice, elle se trompe de landau et se retrouve avec un bébé africain au lieu de la petite fille blanche qu’on lui a confiée mais, par ailleurs, Bécassine est la première nourrice à s’intéresser à l’enfant en tant que personne en devenir et non en tant que simple «tube digestif».

Bécassine est un personnage généreux au grand cœur, avec un optimisme débordant, candide et sympathique. Aimable et aimée, je crois.

A lire : http://bretons-mag.com/blog/51-que-reste-t-il-de-becassine

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