Ma grand-mère disait souvent « gentil n’a qu’un oeil« , expression régionale ou nationale dont on ne trouve guère trace. Ce n’était pourtant pas une phrase de sa création mais bel et bien une expression qu’on entend à travers la France, en Normandie, dans le Nord, en Provence, en Savoie (d’où venait ma grand-mère) et en Dauphiné (où je suis née). Quel est son sens réel ? Cette petite phrase m’a toujours posé problème.
Ma grand-mère voulait dire « méfiance » envers quelqu’un, c’est comme cela que je le comprenais mais d’autres possibilités s’offrent si on réfléchit un peu.
Dans le Midi, l’expression est courante, elle signifie qu’il faut avoir une réaction de méfiance vis à vis d’une personne prétendument gentille quand on pense qu’elle ne l’est certainement pas tant qu’elle veut le faire croire et qu’il vaut mieux garder les deux yeux ouverts, être vigilant. L’expression serait fondée sur une présomption d’hypocrisie. Sans compter que la gentillesse réelle semble inhabituelle de nos jours (et que les comportements paranoïaques se généralisent).
Avec toutes les images qui nous arrivent désormais, on peut se faire une idée sur les êtres, car même retouchées les photos sont révélatrices : le regard trahit les réelles intentions, la nature profonde d’un individu (des yeux vides, un regard perçant…). L’absence de franchise se repère aussi et vous savez bien que, quand on se méfie de quelqu’un, on lui dit quelquefois « Regarde-moi bien dans les yeux pour dire ça » afin de détecter dans son regard ses véritables pensées et intentions.
Peut-être même que « gentil n’a qu’un oeil » signifierait que si on est trop gentil on peut se faire crever un oeil par quelques méchantes personnes mais ça, c’est du simpliste.
L’expression signifierait-elle que les gens gentils portent toujours un regard bienveillant sur les individus et leurs actes, ne voyant jamais les mauvaises intentions qui peuvent se cacher ? Ils n’auraient donc pas l’oeil qui permet de voir le dessous des choses.
Signifierait-elle que le gentil sait fermer les yeux sur les défauts qu’il voit, que le gentil est vraiment trop tolérant ? Dans ce cas-là, il n’apprécierait pas la réalité à sa « juste valeur » et se laisserait « emberlificoter« . (Les Français sont trop gentils de toute évidence. Gentil prenant dans ce cas-là, le sens de « couillon ».)
Signifierait-elle plutôt que les gens qui veulent passer pour des gentils, paraître bien intentionnés et de bonne moralité sont souvent des hypocrites qui se voilent la face par pruderie et gardent un oeil ouvert pour ne rien perdre du spectacle ?
Dans la Sud, lorsque l’on dit à quelqu’un : « Tu es bien gentil » il n’est pas rare de s’entendre répondre « gentil n’a qu’un oeil…moi j’en ai deux ! », ou quand on dit de quelqu’un « Il est bien gentil, lui. » quelqu’un ajoute « gentil n’a qu’un oeil, lui il en a deux ! » ; dans les deux cas, il est sous entendu qu’il ne faut pas se fier aux apparences, on sait être méfiant quand il faut.
Il parait que, dans le nord de la France, l’expression viendrait du pot de chambre avec un oeil au fond qui s’appelait justement « un gentil ».
On raconte aussi que jadis, pour que les chevaux ne se chamaillent pas quand ils étaient attelés, on leur crevait un oeil, ainsi ils ne voyaient pas le cheval voisin et se tenaient tranquilles, ils étaient devenus gentils d’où cette expression « Gentil n’a qu’un oeil« .
Attention « Gentil n’a qu’un œil, moi j’en ai deux » pourrait être une façon de dire qu’on est comme tout le monde et qu’on s’en trouve bien.
L’idée pourrait être, enfin, que les gens totalement gentils n’existent pas et seraient des êtres imaginaires un peu comme les Cyclopes.
En conclusion, moi qui suis normale, j’ai deux yeux, j’essaie de m’en servir et je ne serais pas gentille parce que de temps à autre, je me méfie ?
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