Il y a tout juste cinquante ans, le 28 février 1962 (année bissextile aussi) : le cyclone Jenny endeuillait la Réunion et créait une polémique. Depuis il y a eu d’autres cyclones, d’autres polémiques, d’autres dégâts.
Les cyclones font partie de la vie des habitants des tropiques. A la Réunion, même si les cyclones ne passent pas chaque année, certains d’entre eux ont marqué la mémoire collective. Il en va ainsi du cyclone de 1948 (sans nom que je connaisse) et de Jenny en 1962 dont mon mari se souvient avec effroi. Moi je ne peux parler que de Hyacinthe en janvier 1980 et de Firinga le 1° février 1989 que j’ai vécus. Bien sûr, j’en ai essuyé quelques autres mais les plus mémorables pour moi sont ces deux-là, beaucoup d’eau pour Hyacinthe, beaucoup de vent pour Firinga.
Les premiers occupants de l’île, en 1657, vécurent un cyclone qui les dépouilla de tous leurs biens, c’était l’une des «incommodités» majeures de l’île que d’affronter ces météores. Il y a d’autres inconvénients à vivre sur cette île, je le précise pour ceux qui croient que la Réunion est un Eden, il suffit de se souvenir des événements de la semaine dernière et de ceux de 1991. Mais je reviens au sujet du jour : Jenny.
Le 28 février 1962, le cyclone Jenny rappelle aux Hommes que la nature est bien plus forte qu’eux, à l’époque, ils le savaient encore. Il n’y avait pas de satellites météo, juste le sixième sens, le flair, l’habitude, les signes avant-coureurs, et la foi !
En 1962, personne n’a senti, personne n’a prédit et la population n’a pas eu le temps de se mettre à l’abri. Bilan : trente-sept morts et cent cinquante blessés, un bilan relativement faible compte tenu de l’intensité du phénomène. Le vent atteindra puis dépassera les deux cent cinquante kilomètres à l’heure (oui, 250 km/h) pendant moins de deux heures, ce qui est relativement bref pour un cyclone, avec des pointes à 280 km/h.
Un dicton local précise que «plus les cyclones se déplacent rapidement, moins ils sont violents», or Jenny a fait mentir cette règle. De dépression tropicale, Jenny est devenue cyclone intense le mardi 27, elle passe au nord de Rodrigues en début d’après-midi, se dirige vers l’ouest-sud-ouest, droit sur Maurice et la Réunion à une vitesse exceptionnelle de trente-cinq kilomètres heure. A la Réunion les autorités ont été prévenues et les services de sécurité prennent la permanence. A 7h30, la RTF diffuse le bulletin suivant : «La dépression qui était hier en voie de creusement à l’est de Saint-Brandon a rapidement évolué en cyclone tropical au cours de la nuit, se déplaçant vers l’ouest-sud-ouest avec une vitesse de l’ordre de trente-cinq kilomètres heure. Le cyclone tropical Jenny était centré ce matin à 4 heures à cent kilomètres environ au nord-nord-est de Maurice. Dans la journée, le cyclone tropical Jenny poursuivra un rapide déplacement vers l’ouest-sud-ouest et La Réunion se trouvera dès cet après-midi sous son influence. Les vents de secteurs sud-est, puis de secteur nord se renforceront notamment sur les côtes est puis ouest et atteindront des vitesses de l’ordre de quatre-vingts à cent kilomètres/heure avec les rafales dépassant cent vingt à cent quarante kilomètres/heure. Des passages pluvieux parfois intenses affecteront l’ensemble de l’île. La mer deviendra forte à très forte.«
Hélas, il est déjà trop tard. De nombreuses personnes se sont rendues sur leur lieu de travail. (Heureusement les enfants ne sont pas à l’école la rentrée est prévue le 1° mars.) Par contre, des pêcheurs ont mis leur barque à la mer. Aucun des signes habituels n’a pas précédé l’arrivée du cyclone. Si la veille le ciel a bien pris une teinte rouge, l’habituelle grande houle qui précède le phénomène, n’était pas au rendez-vous : Jenny se déplace plus vite qu’elle.
A Maurice, le centre du cyclone passe au plus près de l’île de 8 à 10 heures. Le bilan sera lourd là-bas aussi : quatorze morts, plus de cent blessés et huit mille personnes sans abri.
A 10h30, un nouveau bulletin que diffuse la RTF annonce le passage du cyclone à La Réunion en milieu d’après-midi. Tous les services de sécurité sont mis en «alerte préparatoire». Le cyclone était centré, à 10 heures, à cent kilomètres de l’île. A ce moment-là toute activité devrait être arrêtée, mais seules quelques entreprises sont informées. Le chantier de la route du littoral est évacué, les avions sont abrités ou amarrés à Gillot (l’aéroport). Pour le reste de la population, ce n’est pas pareil et à 11h20, lorsque le troisième bulletin d’alerte est diffusé, les rafales de vent soufflent déjà violemment.
Ce bulletin annonce le passage de Jenny pour le début de l’après-midi, sans plus de précision. Or le cyclone se trouvant, à 10 heures à cent kilomètres et se déplaçant à une vitesse de trente-cinq kilomètres/heure minimum, on peut estimer que le centre sera là à 13 heures, c’est-à-dire qu’il ne reste qu’1h30 avant que le météore se déchaîne.
Jusqu’à dix heures, le ciel était beau et la mer n’avait pas grossi. Ce n’est pas en écoutant la radio mais en regardant le ciel que les Réunionnais ont l’habitude de sentir l’approche des cyclones. Peu de radios à l’époque.
Le dernier bulletin est à peine diffusé que le vent se renforce brusquement. Le centre de Jenny n’est plus qu’à une cinquantaine de kilomètres ! Très vite la vitesse des rafales augmente, ce qui surprend tout le monde. A 11h40, le centre météorologique de Gillot est coupé de Saint-Denis, les lignes téléphoniques ont été arrachées par le vent. Entre 12h30 et 12h50, le maximum des vents touche l’île et encore une fois les instruments de mesure vont en faire les frais. Les anémomètres sont détruits ou bloqués à cent quatre vingt kilomètres heure. Selon les estimations des météorologistes, les plus fortes rafales atteignent puis dépassent les deux cent cinquante kilomètres heure. On peut seulement, à Gillot, estimer le minimum de pression atmosphérique à neuf cent cinquante quatre millibars.
Au milieu de la tourmente, sur la piste de Gillot, se tient un avion dont les moteurs tournent encore. C’est le Super-Starliner d’Air France qui est arrivé de Maurice au petit matin. Le pilote de l’appareil a été lui aussi surpris par la soudaineté du cyclone. Tous les passagers étaient à bord et il s’apprêtait à faire décoller l’avion quand les premières rafles ont frappé l’appareil. Un avion, en cas de tempête, est plus en sécurité au sol que dans les airs. Jenny était trop proche pour que l’avion puisse fuir et, le temps que le Starliner quitte la piste pour se rendre au parking, le vent est devenu trop violent pour que l’on puisse débarquer les passagers. Le commandant procède à la seule manœuvre possible en pareille circonstance : il se place face au vent, fait tourner les moteurs, relève les volets et bloque les roues de l’appareil, espérant ainsi le maintenir en place et résister à la tempête. Les rafales de 278 kilomètres heure ne détruiront pas l’avion mais le secoueront sérieusement. A l’intérieur, les passagers n’en mènent pas large et passent une bien mauvaise heure. Au moment du passage de l’œil du cyclone, profitant de l’accalmie, le commandant va faire sortir les passagers, puis orienter le Starliner dans l’autre sens pour faire face au vent inverse. L’avion résistera encore et dans la soirée, il s’envolera vers Madagascar avec ses passagers remis de leurs émotions.
Revenons à la population en général. Le spectacle que laisse le passage de la première partie du météore est un spectacle de désolation : maisons démolies, toits arrachés, vitres éclatées, arbres et véhicules renversés. Les locomotives et les wagons du chemin de fer (qui fonctionnaient encore à cette époque) n’ont pas résisté à la tempête. La radio ne peut plus émettre car le grand pylône du Barachois a été abattu par la force des éléments
De 13 heures à 13h30, une accalmie se fait sentir dans le Nord de l’île et le ciel s’éclaircit. C’est l’œil du cyclone qui passe. Dans d’autres régions, en revanche, cette accalmie ne se fait guère sentir. La seconde partie de Jenny frappe aux environs de 13h30. Les rafales, moins puissantes, ne dépassent pas les 150 kilomètres/heure. Le cyclone se déplace et ne touche pas toutes les régions à la même heure. Ainsi, à quinze heures, à Saint-Benoît où le plus dur est passé, les secours se mettent déjà en place pendant que le Port subit encore de puissantes rafales et l’onde de choc de la mer. Le paquebot « Ferdinand-de-Lesseps » qui était sur le point de partir, avec tous ses passagers à bord, se retrouve prisonnier du vent, dans son bassin. Ballotté, il rompt les amarres à 15h30 et part à la dérive. Après quelques minutes, il s’échoue en travers du couloir d’accès au bassin. Par un heureux hasard, la coque n’est pas trop engagée sur les bancs de galets et le commandant pourra dégager son navire, qui appareillera normalement le lendemain matin (mieux que le Costa Concordia !).
A Saint-Denis des centaines de maisons ont été détruites, au fond de la rivière, on peut voir des voitures renversées. La côte a été la plus touchée. Un véritable raz-de-marée a déferlé sur le littoral, fracassant les barques, jusque dans le petit port de Saint-Benoît. Un village entier, situé entre Saint-Benoît et Sainte-Anne, au lieu-dit « Les Galets », a été rasé : de la trentaine de petites cases en bois et des paillotes, il ne reste que des débris éparpillés une centaine de mètres plus loin. Huit personnes ont trouvé la mort. A la gare de Saint-Benoît, une locomotive et quatorze wagons ont été arrachés des rails.
Dans toute l’île, des maisons ont été disloquées, des arbres renversés, des tôles transformées en objets meurtriers. Dans l’Ouest, plusieurs barques de pêcheurs ont été surprises par la tempête : neuf pêcheurs ne reviendront pas. Les premiers bilans font état de vingt-sept morts, dix disparus, plus de cent cinquante blessés dont cinquante sont hospitalisés. On totalise plus de deux mille cinq cents familles sinistrées, soit entre douze mille et treize mille personnes sans abri. A ces treize mille personnes qui ont tout perdu il faut ajouter trois mille sinistrés partiels. Au total quatre mille maisons ont été détruites et presque autant endommagées.
Comme les pluies n’ont pas été très fortes, le réseau routier n’a pas été trop mis à mal mais le vent a fait de terribles ravages, notamment à Saint-Benoît, Saint-André, Saint-Denis, Saint-Paul…. Des semaines seront nécessaires pour rétablir les réseaux électrique et téléphonique. Les installations du chemin de fer ont aussi beaucoup souffert, surtout pour les gares de Saint-Benoît et de Sainte-Suzanne. Les cultures ont été également très atteintes, même la canne à sucre, qui habituellement résiste aux cyclones, a été en partie détruite. L’agriculture vivrière et maraîchère est sinistrée presque totalement. Les trois quarts de la récolte fruitière sont perdus.
Pour les arbres, les poteaux, les maisons on ne pouvait rien. Mais pour les hommes ? Encore une fois, le cyclone Jenny sera l’occasion d’une polémique politicienne. La presse d’opposition va attaquer vivement les pouvoirs publics pour le retard mis à déclencher l’alerte, le journal Témoignages (organe du PCR de Paul Vergès), attaque Jean Perreau-Pradier, Préfet de la Réunion de 1956 à1963.
Une autre polémique entre le préfet et le chef du service météorologique va voir le jour. En effet, le préfet va accuser le service météorologique de ne pas l’avoir prévenu assez tôt de la réalité du danger. M. Foissy rétorquera que le mécanisme de déclenchement des alertes souffre lui aussi des lenteurs administratives et surtout il accusera M. Perreau-Pradier d’avoir refusé de prendre le danger au sérieux. Mais quelle importance ? Mettre en cause l’un ou l’autre des services n’effacera pas les plaies, ne fera pas revenir les disparus.
La population aurait pu être prévenue à temps et prendre les précautions qui s’imposent grâce au système des alertes. Or, dans le cas de Jenny, des communiqués émanant de la préfecture se sont montrés rassurants et ont invité la population à ne pas interrompre ses activités, assurant que les Réunionnais seraient prévenus à temps du danger. Témoignages de rajouter que «ce communiqué effarant était encore diffusé à 11h30, au moment où les rafales commençaient». Pour l’organe de presse communiste, la responsabilité du préfet ne fait aucun doute, car il a refusé de donner l’alerte à 10h30 alors qu’une démarche avait été menée auprès de lui en ce sens à 10 heures. Une heure plus tard le même scénario se serait reproduit. De fait si la population s’est retrouvée prise dans la tourmente, dans les rues, sur les routes, sur son lieu de travail, il ne fait aucun doute, pour Témoignages, que le préfet en est le responsable. Il fallait bien un responsable et le Préfet Jean Perreau-Pradier n’était pas aimé, lui qui avait fait déporter ou exiler en 1961 des Réunionnais qui lui déplaisaient. Mais ça c’est une autre histoire.
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