Petits règlements de comptes en famille

Il est normal, habituel au sein d’une famille de s’aimer les uns les autres. Normal mais pas universel.

Quand nous aimons quelqu’un, un enfant surtout, le moindre de ses gestes, de ses regards, la moindre de ses paroles prend une importance considérable. Plus nous aimons, plus nous nous inquiétons, plus nous attachons de l’importance aux mots, aux actes, aux gestes. Plus nous aimons, plus nous nous y accrochons à ces mots, ces actes, ces gestes.  Nous analysons, nous réfléchissons, nous craignons et nous souffrons. Difficile de prendre du recul avec l’amour, l’affection, l’attachement.

Et tout ça commence au berceau. Nous nous construisons petit à petit avec nos frustrations, nos manques, les ratés de la vie, les loupés des parents, avec ce que l’on reçoit bien sûr, mais plus encore avec ce dont on a été privé : l’amour, l’attention, la tendresse. L’absence d’un parent prend une place énorme que l’on compense comme on peut. Pour le coup, je sais de quoi je parle, mon père est mort avant ma naissance.

Est-ce que les bébés comprennent tout ?  In utero déjà ? Personne ne le sait vraiment. Moi j’ai tendance à dire : “oui.” J’ai dû ressentir le chagrin de ma mère quand elle m’attendait. Les larmes d’une femme enceinte, est-ce bon pour le bébé ? Et ses angoisses après ? Plus tard, ma mère s’est remariée. J’étais ravie. J’ai eu un frère et une sœur mais cette impression d’être de trop m’a poursuivie.  Bien sûr, je sais qu’il y a tellement pire que le manque quand je lis ou que j’entends les horreurs de la violence ou surtout celles de l’inceste, mais quand même…

Comment trimballer un boulet ? Certains se résignent, moi je me suis révoltée. Depuis toujours ! Comme ce que je voulais était impossible, je me suis fabriqué un monde à moi, à la fois trop beau pour être vrai et en même temps si cruel qu’il fallait que je me batte pour survivre, en me racontant des histoires au début, jusqu’à  l’âge de cinq ans à peu près, quand ma sœur est née. Là, je rentrais dans la normalité. Je le croyais.

Puis je suis devenue adolescente et c’était mai 68. J’ai réclamé (en quelque sorte) mon dû : la liberté, la liberté de parler. Jusqu’à cette date, pas trop facile de parler à table, et encore moins de se mêler des affaires des grandes personnes. J’ai voulu changer le monde, celui dans lequel je vivais, repousser les frontières, les frontières sociales dans un premier temps. Je ne resterai pas dans mon quartier ouvrier. Je ne le renie pas, j’y retourne encore mais je ne voulais pas rêver petit. Et j’ai continué à rêver mais en faisant le maximum pour donner de la réalité à mes rêves. Prétentieuse, orgueilleuse, ambitieuse, m’a-t-on dit.  Je voulais tant de choses. Je voulais voyager, je l’ai fait…

Pourtant se battre tout le temps est épuisant. A certains moments, on se laisse emporter par le courant de la vie. Je n’avais pas vraiment d’objectifs précis et je me suis adaptée aux événements. Je crois que c’est l’adaptabilité qui sauve de tout.

J’ai bien essayé de réclamer, d’expliquer ce que j’attendais, mais il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. J’ai crié pour qu’on m’entende mieux. Je me suis mise en colère, ce qui ne sert à rien.  Il faut régler ses comptes avec soi-même avant de crier. Chez moi, le besoin de confrontation était aussi un moyen de tester ma force (de caractère), d’affirmer mon existence. J’aurais voulu régler mes comptes avec ma mère, puis avec tout le monde, expliquer, comprendre et faire la paix, faire table rase du passé. Impossible. Illusion. Illuminée que j’étais.

Les parents parfaits n’existent pas. Nous devons faire notre vie sans eux, loin d’eux. J’ai mis dix mille kilomètres entre ma mère et moi. Le courage de fuir ?

Alors au lieu de toujours résister, j’ai fini par accepter. J’avais enfin grandi. Non, non, pas vieilli : grandi ! Ce que je n’ai pas eu, ce qui n’est pas arrivé, j’ai fait une croix dessus. Ie n’ai pas dit “adieu les rêves”, j’ai dit “bonjour” à d’autres, sans doute. Il y a tant d’autres choses plaisantes autour de moi. Cette soif d’amour inextinguible pouvait s’étancher ailleurs que là où je voulais. J’ai réussi à faire le deuil de cet amour impossible. Peut-être qu’elle m’aimait, ma mère, et qu’elle ne savait pas me le dire ? Mais non, je n’y crois guère et surtout je n’y crois plus. Je ne me raconte plus d’histoires. Au fond, la chance c’est que c’est ma mère, elle-même, qui m’a libérée. Sans le savoir ? Je voulais lui plaire. Rien ne lui convenait. J’ai enfin compris : “Si tu te forces pour être quelqu’un d’autre, qui sera toi ?” (dicton russe).

Au fond, j’ai de la chance ! La chance d’être rebelle et de ne pas écouter les bons conseils basés sur des sentiments mielleux et hypocrites. J’ai regardé la vérité en face. Ca fait mal un temps et puis ça passe.

Les cicatrices ne sont pas douloureuses à plein temps.

Pas vrai ?

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